SEUL LE PRONONCE FAIT FOI
Dès ma prise de fonctions, j’ai décidé de faire la science ouverte une de mes priorités. La raison tient en trois points.
Nous ne sommes pas suffisamment aujourd’hui dans une logique de science ouverte. Il faut encore trop souvent payer pour avoir accès aux publications de nos chercheurs. Bien entendu, cela n’est pas un obstacle pour les universités les plus riches dans le monde et pour les grands groupes industriels. Mais cela limite fortement l’impact potentiel de nos recherches sur les campus de la planète, sur la société, sur l’industrie.
Peter Suber, le spécialiste mondial de l’accès ouvert, a montré que Yale, qui n’est pas exactement une institution démunie, avait 25% d’abonnements en moins que… Harvard. Et l’institution universitaire la plus riche en Inde, l’lndian Institute of Science, n’a accès qu’à 12% des abonnements que peut s’offrir Harvard. Cela signifie clairement que le système éditorial conçu au 19e siècle et au 20e siècle sur la base des contraintes et des modèles économiques du papier est devenu inadapté.
Ce système éditorial historique est de plus devenu obsolète à l’heure du web et de l’ubiquité numérique. Il a à l’origine été construit pour diffuser la connaissance, à un moment où la publication papier était l’outil de la diffusion et de la démocratisation du savoir. Il semble désormais fonctionner à front renversé, renforcer l’ignorance et construire des inégalités criantes d’accès. Les capacités d’accès aux publications varient de fait d’un lieu à l’autre, d’un pays à l’autre, d’une université à l’autre, voire d’un laboratoire de recherche à l’autre. C’est paradoxal, alors que les recherches publiques sont financées par tous, et alors que le Web offre une infrastructure permettant d’accélérer la circulation des connaissances. La privation d’accès est encore plus vraie pour les organisations non gouvernementales, les médias, les petites et moyennes entreprises ou les enseignants, qui –tous– ont un besoin croissant d’accès aux produits de la recherche scientifique. Or les enjeux sont considérables et bien réels. J’en prendrai un exemple :
Alors que les fausses nouvelles sont très facilement accessibles, les publications scientifiques sont protégées derrière des péages qui sont autant de barrières à l’accès au savoir. Il faut dix minutes pour inventer et diffuser une fausse nouvelle, croustillante, étonnante et facile à comprendre. Mais il faut dix ans pour produire une démonstration scientifique apportant une information scientifique de qualité. En tant que scientifiques, notre devoir est d’éclairer nos concitoyens. Nous devons pouvoir diffuser de façon rapide, transparente et complète nos résultats à tous les citoyens. La science ouverte est le véhicule idéal de la connaissance face aux rumeurs. Je ne me résigne pas à ce qu’il faille cantonner nos résultats scientifiques derrière une muraille de paiement, séparant ceux qui savent de ceux qui sont condamnés à ignorer.
J’attache ainsi une importance particulière à Wikipédia, qui est devenue une source d’information majeure pour toute la société. Il s’agit désormais du cinquième site le plus consulté au monde, et de loin la première source d’information encyclopédique au monde. La science ouverte est le seul moyen de rendre Wikipédia durablement fiable. Il y a actuellement des dizaines de milliers de citations dans la Wikipédia francophone vers des articles scientifiques. Je veux que nous allions plus loin encore, dans le tissage d’un lien étroit entre savoir ouverts au grand public et savoirs savants, en allant au bout de la logique d’ouverture de nos publications, les transformant ainsi en biens communs.
Mais au-delà des progrès de société, la science ouverte est aussi la clé pour une meilleure recherche scientifique. En 1675, Isaac Newton écrit dans une lettre à Robert Hooke : « Si j’ai vu plus loin, c’est en montant sur les épaules de géants. ». Il reprenait une métaphore datant du 13e siècle qui reste valide : on ne fait pas de bonne recherche sans s’appuyer sur les découvertes de chercheurs qui nous ont précédés. Mais cela est de moins en moins vrai, tant il devient impossible d’avoir accès à l’ensemble de la littérature scientifique mondiale. Publications hors de prix et données de la recherche inaccessibles sont de profonds obstacles aux progrès d’une science cumulative.
Faire le choix de la science ouverte, c’est autoriser notre production scientifique à trouver son lectorat, le lectorat large et universel qu’elle mérite. C’est ainsi que des dizaines d’études montrent une augmentation très significative à la fois des usages de lecture mais aussi des usages de citations pour les articles et les livres en accès ouvert. Et grâce à cette façon de publier, le potentiel d’interdisciplinarité est profondément renforcé. En effet, les frontières disciplinaires sont plus imperméables dans le monde des abonnements. Avec la science ouverte, la sérendipité permise par l’absence de frontière documentaire ouvre de nouvelles perspectives.
Bien sûr, la tentation de la fermeture des publications et des données est forte. Pourtant, la science est un bien commun, que nous devons partager le plus largement possible. Le rôle des pouvoirs publics est de rétablir la fonction initiale de la science, comme facteur d’enrichissement collectif. Car la diffusion des connaissances scientifiques a un impact direct en termes de développement économique, sanitaire, social. Je m’inspire de la stratégie qui a été mise en place dans le cadre du Human Genome Project, qui a coûté 3,8 milliards de dollars mais dont il a été décidé que les résultats seraient publics et considéré comme patrimoine de l’humanité.
Cette décision a permis l’exploitation scientifique et médicale formidable que nous connaissons tous. D’ailleurs, on estime qu’en 2012 ce projet avait eu un impact économique de 796 milliards. Les données astronomiques sont traditionnellement diffusées après une année d’embargo. Deux tiers de la littérature scientifique en astronomie s’appuient sur des données ouvertes ! Ce potentiel énorme, exploité par les astronomes, ne l’est pas encore dans toutes les disciplines.
D’une certaine façon, la bibliothèque brûle.
Une vaste étude sur des jeux de données construits par les chercheurs en 1991 a montré qu’ils subissaient une déperdition rapide, atteignant 17% par an. Quand on sait qu’une partie importante des financements de la recherche est dédiée à la construction de corpus, de collecte de données, de réalisation d’expériences… un tel taux de disparition signifie que nous sommes passés à côté de nombre de découvertes et affaiblit notre capacité à administrer les preuves scientifiques :
Ainsi, la première démarche est de structurer et conserver les données, en préalable à leur ouverture. Cela se fait très bien dans environ un cinquième de la communauté scientifique, mais le reste est largement laissé à l’appréciation individuelle et aux hasards de la vie des clés USB, des vols d’ordinateurs portables dans les coffres de voitures ou des défaillances des disques durs individuels…
En tant que ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, un de mes objectifs est de faire en sorte que toutes les communautés et tous les acteurs, lorsque ce n’est pas déjà le cas, développent une démarche structurée de conservation de leurs données et fassent le nécessaire pour que ces données obéissent au principe FAIR (Facile à trouver, Accessible, Interopérable, Réutilisable). Une fois que nous aurons fait cela, nous pourrons rendre la science plus ouverte, plus transparente et d’accès plus universel. Ces données pourront servir comme instrument pédagogique, comme substrat scientifique et comme catalyseur d’innovation.
Le problème n’est pas principalement technique, il est d’abord, et fondamentalement, humain. J’ai conscience des injonctions contradictoires que s’imposent aux chercheurs dans ce domaine, entre ouverture et fermeture. Pour relever les défis de la science ouverte, nous devons réformer en profondeur tout notre système pour que l’ouverture des publications et des données soit enfin reconnue comme une bonne pratique. Le système d’évaluation, trop marqué par une métrique datée, mécaniste et réductrice, doit évoluer lui aussi vers l’ouverture. Oui, nous devons sérieusement réfléchir aux évolutions des systèmes et méthodes d’évaluation, évaluation des chercheurs comme des institutions. C’est la raison pour laquelle je soutiens le mouvement des citations ouvertes, qui va dans la bonne direction. Nous devons aussi abandonner les excès d’évaluation quantitative, où le facteur d’impact règne en maître, pour développer une approche beaucoup plus qualitative. Je souhaite que la France suive dans ce domaine les propositions de la Déclaration de San Francisco sur l’évaluation de la recherche et applique les principes du Manifeste de Leiden.
J’ai également conscience de la nécessité de faire évoluer les pratiques quotidiennes, et donc également les compétences. Nous avons trop souvent –permettez-moi l’expression– « appris sur le tas » les composantes numériques de nos métiers. Et nous avons souvent acheté des équipements de recherche sans penser à exiger ou sans obtenir que les données soient décrites dans des formats ouverts, interprétables en dehors de la machine et de l’écosystème du fabricant.
Nous avons aussi de facto abandonné la propriété intellectuelle de nos travaux et de nos publications à des éditeurs qui se sont ainsi trouvés en position d’imposer des conditions financières parfois inacceptables. Entendons-nous bien : je connais le rôle des éditeurs scientifiques et ils doivent pouvoir trouver toute leur place en imaginant de nouveaux modèles à l’heure de la digitalisation. Mais il faut savoir raison garder, notamment sur le plan financier : à un moment, trop, c’est trop. Je souhaite donc que les négociations avec les grands éditeurs se finalisent à un niveau sensiblement réduit par rapport aux pratiques actuelles et qui soit en rapport avec la contribution réelle apportée par la communauté de recherche.
La science ouverte n’est pas une mode, ce n’est pas une discipline, c’est un nouveau paradigme. Elle comporte donc ses nouvelles pratiques et ses nouvelles compétences. J’attacherai une attention particulière à ce que ces compétences soient considérées comme faisant partie du bagage initial des jeunes chercheurs. La science ouverte ne sera pas l’affaire d’un petit groupe de spécialistes, elle devra imprégner l’ensemble du monde de la recherche.
Vous l’avez compris, la science ouverte ne peut se concevoir que par une approche globale, qui intègre toutes les facettes de l’activité scientifique.
Nous pouvons à terme atteindre 100% de publications scientifiques françaises en accès ouvert.
Nous devons engager des processus d’ouverture des données de recherche, quand cela est raisonnable, conforme à l’éthique et au droit.
Nous devons développer des formations, de nouveaux outils, de nouveaux services, ou simplifier et améliorer ceux qui existent déjà.
Mais nous devons aussi nous inscrire dans le mouvement mondial de la science ouverte. Je souhaite que la France soit proactive et leader dans le domaine de la science ouverte, en participant fortement au paysage mondial dans ce domaine. Elle soutient en particulier les initiatives de l’Union européenne qui, depuis 2012, a adopté des politiques volontaristes dans le domaine de la science ouverte. Avec Science Europe et Robert Jan-Smits, nous œuvrons dans le même sens et je suis certain que la France, qui affiche aujourd’hui sa volonté d’être une nation pionnière de la science ouverte, se retrouvera pleinement dans le « plan S » pour les publications ouvertes qui sera annoncé lors du congrès ESOF à Toulouse en présence du Commissaire Carlos Moedas. Ainsi nous serons en phase de la mise en œuvre des Conclusions du Conseil Compétitivité de Mai 2016 en soutien total de l’agenda Science ouverte du Commissaire Moedas.
Le plan national pour la science ouverte met en place les conditions du développement d’une science ouverte en France. Il est composé de trois axes majeurs, qui inscrivent la recherche française au cœur du mouvement mondial d’ouverture des données et de transparence de l’action publique. Il s’agit de contribuer au partenariat pour un gouvernement ouvert (OGP), coalition internationale qui porte les principes de transparence, de participation citoyenne et d’innovation démocratique. Dans son discours à l’ONU en tant que co-président de l’OGP, Emmanuel Macron a déclaré vouloir « faire de la révolution numérique une opportunité pour transformer en profondeur les démocraties, les rendre plus efficaces, responsables et participatives. ». Ce plan s’inscrit parfaitement dans cette dynamique
Cet administrateur des données travaillera avec les autres administrateurs des données ministériels regroupés autour de l’Administrateur général des données. Il animera également un réseau d’administrateurs des données dans les établissements.
Faire de la France le pays de la science ouverte, c’est à la fois transformer les pratiques scientifiques pour qu’elles intègrent la science ouverte au quotidien, qu’elles deviennent un réflexe et contribuent à la structuration du paysage international de la science ouverte par la diffusion des meilleurs usages et des meilleures pratiques.
Pour cela, nous développerons les compétences de la science ouverte. Il s’agit, d’une part, de généraliser les pratiques quotidiennes de la science ouverte, notamment dans le domaine des publications, des données, de la propriété intellectuelle et de l’évaluation par les pairs.
Il s’agit, d’autre part, de contribuer à un écosystème à la fois résilient, régulé et transparent, œuvrant dans le sens des intérêts de la communauté scientifique.
Je voudrais conclure en vous disant qu’on parle de science ouverte depuis trop longtemps. Il est temps de passer à l’action. Ce plan rend obligatoire l’accès ouvert pour les publications et pour les données issues de recherches financées sur projets.
Il met en place un Comité pour la science ouverte et soutient des initiatives majeures de structuration du paysage concernant les publications et les données. Enfin, il est doté d’un volet formation et d’un volet international qui sont essentiels à la mobilisation des communautés scientifiques et à l’influence de la France dans ce paysage en cours de constitution. Il nous faut le courage et la volonté de financer cette politique, qui ne se nourrit pas que de belles intentions Ce plan est par conséquent doté d’un budget de 5,4M€ la première année et de 3,4 millions d’euros les années suivantes.
Ce plan réussira parce qu’il est nécessaire ! Comme des collègues l’ont si bien écrit dans un texte publié par Le Monde en 2013, « un savoir enfermé est un savoir stérile ». Avec ce plan, je vous confie aujourd’hui les clés pour ouvrir les portes, pour abaisser les barrières. Je vous demande de vous les approprier, de les utiliser, de les diffuser. Car la réussite de cette politique de science ouverte est dans vos mains ! Ce n’est qu’ensemble, vraiment tous ensemble, que nous ferons, de la science ouverte un véritable outil d’enrichissement collectif.