Rapport à
Madame la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation
Monsieur le ministre de la Culture
D. Renoult
Décembre 2019
Le 7 octobre 2016 a été votée la loi dite « Pour une République numérique ». Elle a répondu à une pluralité d’objectifs, notamment l’ouverture des données publiques, le développement de l’économie du savoir et de la connaissance, le respect de la neutralité de l’internet et la régulation des plateformes en ligne. Afin de favoriser la circulation des données et du savoir, elle autorise les chercheurs à déposer leurs articles sous forme numérique dans une archive ouverte à l’expiration d’un délai courant à compter de la date de la première publication (six mois pour une publication dans le domaine des sciences, de la technique et de la médecine et douze mois dans celui des sciences humaines et sociales). Cette disposition figure désormais dans l’article. L. 533-4.-I du Code de la Recherche (cf. Annexe 1).
Lors de la préparation de la loi cette mesure avait suscité des inquiétudes de la part de certains éditeurs. Le Syndicat national des éditeurs (SNE) a plaidé pour des durées d’embargo plus importantes (12 mois en STM et 24 mois en SHS) [1]https://www.republique-numerique.fr/projects/projet-de-loi-numerique/consultation/consultation/opinions/section-2-travaux-de-recherche-et-de-statistique/article-9-acces-aux-travaux-de-la-recherche-financee-par-des-fonds-publics/versions/il-est-indispensable-de-realiser-des-etudes-d-impact-au-plus-vite-delais-d-embargos-pas-inferieurs-a-12-mois-en-stm-et-a-24-mois-en-shs et indiqué que des mesures de mise en libre accès prématurées seraient susceptibles de porter atteinte à l’équilibre économique des revues scientifiques.
En réponse à une demande du Premier Ministre du 23 novembre 2015, la ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche réaffirmait le 21 juin 2016 la nécessité « d’une période d’observation partagée et de mesures précises de ses effets » sous la forme d’une clause de revoyure à 2 ans permettant d’ajuster les dispositions nécessaires « pour garantir la viabilité du tissu éditorial de notre pays ».
Cette clause a été effectivement inscrite dans la loi (article 33) :
« Le Gouvernement remet au Parlement, au plus tard deux ans après la promulgation de la présente loi, un rapport qui évalue les effets de l’article L. 533-4 du code de la recherche sur le marché de l’édition scientifique et sur la circulation des idées et des données scientifiques françaises ».
Par lettre en date du 23 novembre 2015, le Premier ministre demandait à la ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche de proposer, en lien avec la ministre de la Culture et de la Communication « un plan de soutien, d’incitation et d’accélération du passage au libre accès pour les éditeurs scientifiques français… ». Le 3 décembre 2015, lors des travaux préparatoires de la loi, le gouvernement confirmait cet engagement au Parlement dans les termes suivants :
« A la recherche d’un nouvel équilibre dans les relations entre la recherche et le secteur de l’édition, le Gouvernement a, au terme de la consultation, réduit les durées d’embargo à 6 et 12 mois, en respectant d’une part un principe de différenciation disciplinaire annoncé dès 2013, et en suivant d’autre part les recommandations de la Commission européenne en la matière. […] Sur le fondement de ces différentes analyses, qui ont été versées au débat public et y font référence, le ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche proposera un plan d’accompagnement aux revues de SHS, visant à faciliter et à accélérer la mise en œuvre de l’open access [2]Open access : libre accès ou accès ouvert. tout en sauvegardant la diversité du tissu éditorial français dans ces disciplines. »
Un Comité de suivi de l’édition scientifique (CSES) a été créé par arrêté du 2 janvier 2017 (Annexe 2). Placé sous la double tutelle du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation et du ministère de la Culture, ce comité est une instance où sont représentés à part égale chercheurs, spécialistes de l’information scientifique, éditeurs publics et privés. Parmi ses missions, il concourt à la préparation du rapport prévu à l’article 33 de la loi du 7 octobre 2016 et suit le plan de soutien.
Par arrêté du 4 décembre 2018 le comité de suivi de l’édition scientifique a été prorogé afin de mener à leur terme l’ensemble des études et des évaluations engagées.
Le présent rapport, qui fait suite au rapport d’étape [3]https://cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/Edition_scientifique/05/9/Rapport_Etape_CSES_03_2019_1100059.pdf publié en février 2019, rend compte des diverses missions confiées au comité de suivi par l’arrêté du 01/01/2017 selon le plan suivant :
1. Bilan 2019 du plan de soutien de l’édition scientifique : groupements de commandes et subventions aux plateformes, études, soutien à la traduction.
2. Avis sur les effets de la loi du 07/10/2016 après enquête sur les dépôts d’articles dans les archives ouvertes.
3. Économie de l’édition en SHS.
4. Plateformes françaises de diffusion des revues.
Conclusions et recommandations
N.B. : Suivant les priorités définies par le gouvernement, le comité a concentré ses travaux sur l’édition de revues de recherche scientifique (à comité de lecture) dans les domaines des sciences humaines et sociales.
À l’heure où certains semblent croire que l’autoédition et l’autodiffusion d’articles représentent l’avenir inexorable de la communication scientifique, il faut réaffirmer le rôle des revues : lieux d’une identité scientifique (méthodes, disciplines ou inter-disciplines), lieux d’évaluation et de validation exigeantes de la recherche, instances de création, instances de valorisation et de diffusion des idées, les revues demeurent un élément essentiel de la vie scientifique dont elles assurent en partie la régulation et la promotion. Il y va de la vitalité de la science française dont le rayonnement ne doit pas passer seulement par des publications dans des revues étrangères. La capacité de l’édition scientifique française à publier la recherche de chercheurs non français relève aussi d’une dimension stratégique pour le rayonnement de la recherche française.
Préserver et développer la diversité, la pluralité et la vitalité des revues scientifiques françaises, tout en favorisant et en accélérant le passage à un accès de plus en plus ouvert aux articles scientifiques, a été l’objectif maintes fois réaffirmé par les pouvoirs publics notamment en 2015 lors de la préparation de la loi « Pour une République Numérique » puis de la promulgation de cette loi en octobre 2016 et enfin du lancement du Plan national pour la Science Ouverte en 2018.
Tous ces objectifs sont-ils contradictoires, et dans le cas contraire comment peuvent-ils être atteints ?
Les études conduites par le Comité de suivi de l’édition scientifique démontrent – en tous cas pour la période observée (2010-2018) – que les dépôts par les auteurs de leurs articles dans des archives ouvertes sont faibles et, de ce fait, sont loin de déstabiliser l’économie des revues françaises, d’autant que les auteurs ne déposent leurs articles en moyenne que 2 ans après leur publication. L’effet principal de l’article 33 de la loi du 7 octobre 2016 a été de préciser les règles de dépôt en conformité avec les recommandations européennes et de clarifier sur ce point les rapports entre éditeurs et auteurs. Conformément à la volonté du législateur et comme l’a rappelé le rapporteur de la commission des lois, le dépôt d’une publication doit rester volontaire de la part de l’auteur. Cependant le développement d’archives ouvertes dans les établissements d’enseignement supérieur et de recherche est en plein essor au plan international et ce mouvement s’accentuera en France comme ailleurs.
Au moment où les incitations au développement de l’accès ouvert s’intensifient, l’édition scientifique française de revues entre dans une phase de plus en plus critique. Source principale de leurs revenus, les abonnements papier des revues diminuent inexorablement. Cette diminution, estimée entre 4 % à 8 % par an selon les éditeurs, s’inscrit dans une longue évolution. Deux exemples : un éditeur de SHS constate la baisse de 50 % en dix ans (2008-2018) des abonnements aux 10 revues qu’il publie ; un autre observe une baisse de 44 % sur l’ensemble des 23 revues qu’il édite. Exception faite pour un nombre très restreint de revues, les ventes au numéro sont marginales et la diffusion en librairie limitée à quelques rares points de vente. Certes près de 70 % des revues publient à la fois une édition papier et une édition numérique, mais jusqu’à présent les revenus du numérique, y compris ceux du freemium (service de base gratuit, autres prestations payantes), ne compensent pas la baisse des recettes. La diffusion numérique a eu pour effet d’augmenter l’audience des revues, notamment au-delà du monde académique, mais sans accroître significativement leurs revenus. Aucun modèle économique alternatif soutenable ne s’est encore imposé.
Les revues exclusivement numériques, souvent très spécialisées et adossées à des institutions de recherche vivent grâce aux financements publics et de ce fait ont pu faire le choix d’un accès ouvert. D’autres revues publiées par des associations, des sociétés savantes, des éditeurs privés peuvent moins facilement abandonner toute recette provenant de la vente de leurs publications. Ainsi continue à survivre le modèle de l’abonnement individuel, mais surtout collectif, largement porté par les achats institutionnels français et étrangers.
Même numérique, l’édition scientifique a des coûts. Les coûts complets s’avèrent mal connus, non identifiés ou sous-évalués par nombre de responsables de revues. C’est un autre enseignement de notre enquête qui atteste aussi le manque de formalisme juridique dans lequel vivent une grande partie des revues. D’où des attitudes très diverses vis-à-vis de l’abaissement des barrières mobiles et du développement de l’accès ouvert.
Confrontée à la concurrence internationale et à la domination de l’anglais comme langue scientifique, l’édition de revues françaises de sciences exactes, sciences naturelles, médecine et techniques (STM) se réduit progressivement à un petit nombre d’acteurs, tous en difficulté à l’exception de Masson. L’édition de revues françaises en sciences humaines et sociales, riche de sa diversité de titres, s’appuyant sur une recherche publiée encore largement en langue française, se maintient, mais de nombreuses revues sont à la recherche de financements compensant leurs pertes de recettes.
La forte croissance de la diffusion numérique des revues de SHS (+32 % en 5 ans) est un phénomène qui va s’accentuer. Des revues exclusivement papier vont passer en diffusion numérique soit en conservant une édition papier, soit en abandonnant complètement le papier quitte à proposer des impressions à la demande. À ces demandes de diffusion numérique va s’ajouter la croissance du nombre de titres de monographies numériques.
La diffusion numérique des revues passe par les plateformes françaises existantes ayant déjà une longue expérience éditoriale et technique. Celles-ci sont-elles prêtes pour autant à faire face à une croissance de la demande dans les cinq prochaines années sans de nouveaux investissements ? Sans doute que non.
Les plateformes françaises demeurent en effet à un niveau très modeste par rapport aux plateformes étrangères, qu’il s’agisse de leurs capacités d’investissement ou de leurs capacités humaines et techniques. Dans son ensemble, exception faite de maisons d’édition devenues des filiales de groupes internationaux, ce secteur est également fragile.
Associant achats responsables et soutien aux plateformes, le plan de soutien à l’édition scientifique, malgré la modestie de crédits à caractère plutôt incitatifs, est une initiative salutaire qui après une mise en place trop longue commence à produire des résultats. Le nombre d’établissements participant aux groupements de commandes s’accroît, le nombre de revues et d’articles en accès ouvert augmente et l’adoption de normes identiques va notamment permettre d’avoir une vision partagée et plus précise de l’audience des revues.
Compte tenu de son importance pour un grand nombre de revues, l’observation concertée des effets de l’abaissement des barrières mobiles à 12 mois de revues SHS est une expérimentation qu’il faut continuer à suivre si l’on veut en comprendre finement les conséquences et soutenir intelligemment l’évolution vers davantage d’accès ouvert. Rappelons que la durée moyenne des barrières mobiles des revues de SHS dépasse deux ans, et s’étend bien au-delà pour nombre d’entre elles : par conséquent l’effort demandé aux revues est d’ampleur et ne doit pas être sous-estimé.
Deux plateformes, Cairn et OpenEdition assument à elles seules la plus grande part de la diffusion des revues françaises de SHS : elles jouent un rôle essentiel et ce rôle ne peut que s’accroître. L’une et l’autre doivent donc impérativement être confortées et renforcées pour être en mesure de faire face à la croissance de la diffusion numérique. Les orientations propres à soutenir l’édition scientifique française doivent tenir compte de cette situation.
Daniel RENOULT
Président du Comité de suivi de l’édition scientifique
References