Covid-19 et grippe espagnole : quand la presse du XXᵉ siècle rappelle celle de 2020

Photo de Londoniens portant un masque de protection, parue le 26 février 1919 dans le quotidien illustré Excelsior.
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« Le Covid-19 qui affecte tous les continents et frappe tous les pays européens est la plus grave crise sanitaire qu’ait connue la France depuis un siècle », annonçait le 12 mars dernier Emmanuel Macron, faisant ainsi référence à la grippe de 1918 dite « espagnole ».

Le président français n’est pas le seul à faire un lien entre l’épidémie qui a décimé le monde entre 1918 et 1920 – causant entre 20 et 100 millions de morts selon les estimations – et le nouveau coronavirus. En effet, depuis la « pandémisation » de l’épidémie au début du mois de mars, la presse discute largement la pertinence de l’analogie devenue elle aussi virale : peut-on réellement comparer le coronavirus avec la grippe espagnole ?

S’ils relèvent bien quelques traits communs aux deux épidémies (contagiosité, mode de transmission, symptômes), les articles portant sur le sujet s’accordent pour dire que celles-ci ne peuvent être assimilées. En effet, le contexte politique, médiatique et hygiénique dans lequel se déclare la grippe de 1918 n’est en rien comparable avec celui de l’époque actuelle.

Pourtant, une investigation dans les archives de presse du XXe siècle nous permet de repérer d’étonnantes similitudes entre la gestion politique des deux crises, mais aussi dans le traitement médiatique des épidémies. Ce travail est mené dans le cadre du projet européen NewsEye dont la plateforme, accessible au grand public, a pour objectif de rendre exploitables et analysables à grande échelle les collections de presse anciennes numérisées de plusieurs bibliothèques nationales européennes dont la Bibliothèque Nationale de France.

Une « simple grippe »

« La guerre à la grippe », Une du quotidien L’Œuvre, le 22 octobre 1918. Cet emprunt au lexique belliqueux n’est pas sans rappeler les éléments de langage utilisés par Emmanuel Macron à l’annonce du confinement.
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Mesures préventives, pénuries de matériel médical, communication à retardement ou encore désinformation : les articles publiés dans les colonnes des journaux il y a plus de cent ans semblent tout droit sortis de la presse contemporaine.

En avril 1918, alors que la grippe se propage en Europe, les journaux français ne mentionnent pas l’épidémie. Et pour cause, la France vit un moment décisif pour l’issue de la guerre avec la grande offensive allemande du printemps et les bombardements de Paris : le conflit mondial retient toute l’attention de la presse nationale.

L’origine du qualificatif « espagnole » utilisé par les Français pour désigner la grippe vient du fait que l’Espagne, demeurée à l’écart du conflit, est la première à avoir librement communiqué sur l’épidémie.

« La grippe espagnole a gagné l’Europe », quotidien Le Matin, 7 juillet 1918.
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Il faut donc attendre l’été 1918 pour retrouver dans la presse française des informations sur le virus qui, selon les médecins interrogés, n’est rien de plus qu’une réplique de la grippe saisonnière. Ainsi peut-on lire, dans Le Matin du 7 juillet 1918, qu’il s’agit d’une « vulgaire influenza », « une grippe ordinaire », qui n’a « rien de dangereux » et qui, de toute évidence est « bénigne » en France. Des propos analogues circulent également dans les quotidiens régionaux, comme dans La Petite Gironde, le 8 juillet 1918 :

« Le professeur Chauffard, médecin des hôpitaux de Paris et membre de l’Académie de médecine, a donné son opinion à un de nos confrères sur l’épidémie désignée sous le nom de grippe espagnole : “Le nom de grippe espagnole, a-t-il dit, est un nom ridicule. Il ne s’agit pas d’un mal nouveau, mais bien de la grippe ordinaire que chaque hiver amène comme escorte, et que l’on a baptisée, depuis la guerre, grippe des tranchées”. »

Cette sous-évaluation des risques de propagation du virus en France rappelle le discours rassurant de l’ex-ministre de la Santé Agnès Buzyn, alors que le Covid-19 touchait la Chine et que trois premiers cas étaient sur le point d’être confirmés dans l’Hexagone, ou encore les prédictions maladroites du médecin-animateur Michel Cymès, qui comparait le coronavirus à une maladie virale « comme on en a tous les ans ».

« L’épidémie de grippe », L’Homme libre, 13 octobre 1918, p.2.
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Si le contexte politico-médiatique – et notamment la surveillance rapprochée des journaux contraints au mutisme par la loi sur les indiscrétions de presse en temps de guerre – peut justifier la lente prise de conscience de la gravité du virus en 1918, ce n’est pas le cas en 2020, à l’heure où l’accès à l’information est considéré comme un droit fondamental et où la production journalistique autour de l’épidémie explose.

Mêmes recommandations

Outre les circonstances militaires, les articles qui discutent l’analogie « grippe espagnole »/Covid-19 soulignent une différence de taille entre les deux épidémies : le contexte sanitaire. Effectivement, la socialisation de la médecine (lois sociales, prise en charge collective, mutualité, extension des dispositifs de soins à de nouvelles classes sociales, etc.), les progrès scientifiques et hygiéniques – produits de la pandémie de 1918 – nous permettent d’identifier l’ennemi et de faire face à la crise dans de bien meilleures conditions. Mais il est troublant de relever les mêmes recommandations dans la presse de l’époque.

« Dans sa séance d’hier, le conseil d’hygiène et de salubrité du département de la Seine a chargé le comité permanent des épidémies de rédiger des conseils […] : la grippe se transmet se transmet directement du malade à l’individu sain par l’intermédiaire du mucus nasal et des particules de salive projetées en toussant ou en parlant, ou encore, par les mains souillées de salive.

On doit donc éviter, quand il n’y a pas nécessité, le contact avec les personnes malades. Il faut, par conséquent, isoler celles-ci dès le début de la maladie […] Il est recommandé de se laver les mains et de se rincer la bouche chaque fois que l’on a donné des soins à un grippé. Lorsqu’il s’agit de cas graves, il sera utile de placer une compresse protectrice devant le nez et la bouche. Il faut […] éviter les réunions de personnes nombreuses, aussi bien en plein air que dans les locaux fermés (lieux consacrés aux cultes, théâtres cinéma, grands magasins, chemins de fer, etc.). »

Les gestes barrières promues par le gouvernement en 2020.
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Les mesures préventives diffusées par les autorités sanitaires en 2020 sont sensiblement identiques à celles que véhiculait la presse cent ans plus tôt. En l’absence de vaccin, le lavage des mains, l’isolement des malades, ou encore la quarantaine restent nos meilleurs alliés…

Seule la consommation de rhum, reconnue comme remède efficace contre la grippe « espagnole », ne figure pas dans la liste des recommandations officielles contre le coronavirus.

« Le rhum, remède contre la grippe », Le Petit Parisien, 29 octobre 1918.
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« La grippe est vaincue », Le Pêle-Mêle, 2 février 1919.
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Le port du masque fait aussi l’objet de nombreuses discussions dans la presse à partir de la deuxième vague de grippe en octobre 1918. Bien que déjà fortement recommandé par l’Académie de médecine et largement adopté par nos voisins européens et américains, cet usage peine à convaincre en France où il semble incompatible avec la mode parisienne.

Le Gaulois, 27 février 1918.
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« Mais, voilà, les Parisiennes consentiront-elles à se défigurer pour sauvegarder leurs bronches ? J’ai bien peur qu’elles ne prennent ce masque-là en grippe », ironise-t-on dans Le Gaulois.

« Une épidémie… de masques à San Francisco. La crainte de la grippe donne un aspect étrange aux passants », quotidien Excelsior, 7 janvier 1919.
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Après moult débats et cafouillages gouvernementaux autour de cet usage, le port d’un masque a finalement été recommandé par l’Académie de médecine début avril, et il sera obligatoire pour certaines professions et dans certains lieux publics après le 11 mai 2020.

« Le masque protecteur contre la grippe », Le Petit Parisien, 27 octobre 1918.
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Les débats sur la nécessité de désinfecter les lieux publics ou encore sur les vertus de certains traitements semblent également avoir traversé les époques. En 1918, par exemple, une enquête sur l’efficacité de la quinine, initialement utilisée pour traiter le paludisme, rappelle les polémiques actuelles autour de la chloroquine, qui en est le substitut synthétique.

« La quinine paraît efficace », Le Matin, 22 octobre 1918.
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Enfin, malgré les avancées médicales et un système sanitaire jugé « prêt » à faire face à la crise, nous pouvons constater les mêmes insuffisances : pénuries, manque de moyens dans les hôpitaux ou encore mise en danger du personnel soignant en première ligne.

En 1918, les médecins peinent à rejoindre le chevet de leurs patients car aucun véhicule ne leur est spécialement dédié, sinon à leurs frais. Ils sont également les premiers touchés par manque de protection, ce qui semble malheureusement toujours le cas aujourd’hui.

« La Grippe à Paris », Le Petit Journal, 31 octobre 1918.
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Les problématiques liées au manque d’effectif sont elles aussi récurrentes : alors que les médecins militaires sont appelés en renfort contre la grippe espagnole, le gouvernement mobilise début mars la Réserve sanitaire pour faire face à l’épidémie de coronavirus.

En 1918, la situation chaotique suscite de nombreuses critiques quant à la gestion gouvernementale des crises sanitaires. La presse, qui déplore l’impréparation et le laxisme des institutions politiques, appelle au renforcement des mesures :

« Les pouvoirs publics ne semblent pas avoir entrepris contre la grippe – dont les méfaits vont en augmentant – une lutte pratique sérieuse. Tout s’est à peu près borné à des affiches et à des circulaires. Il y a pourtant des mesures urgentes à prendre. […] L’heure n’est pas aux demi-précautions ». (Le Journal, 19 octobre 1918)

Sur le site de France Bleu le 23 mars 2010

Si la gestion de la pandémie de coronavirus se fait à l’échelle nationale – contrairement à l’épidémie de grippe gérée au niveau régional et départemental en 1918 – les préfets et les maires sont également « mis à forte contribution » pour « éviter les relâchements » et prendre les mesures qui s’imposent afin de protéger les populations.

« Contre la grippe, ne relâchons pas les précautions », Le Matin, 10 novembre 1918.
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Le monde de demain et le monde d’hier

Au siècle dernier, comme aujourd’hui, la fermeture des lieux de sociabilité et la mise à l’arrêt de l’économie sont propices aux projections et aux fantasmes au sujet du « monde d’après » la catastrophe.

Une du Parisien, le 5 avril 2020.

« Une nouvelle ère commence, il faut que nous disions bien que préjugés, habitudes, croyances, passions, intérêts vont être bouleversés. […] Il serait pénible de penser qu’une épidémie pourrait passer sur le Monde sans servir à autre chose qu’à diminuer le nombre de vivants. Non la grippe aura servi aussi à nous faire réfléchir » analyse Sixte-Quenin, dans un éditorial titré « L’Après-Grippe », paru dans L’Humanité le 18 décembre 1918.

« Lettre d’Espagne (de notre correspondant particulier), L’Écho d’Alger, 29 octobre 1918.
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Plus solidaire, plus résilient, plus écologique, à quoi ressemblera le monde d’après Covid-19 et quelles leçons peut-on d’ores et déjà tirer de cette crise ? Pour Freddy Vinet, géographe spécialiste de la « grande grippe », cette épidémie du XXe siècle doit nous « rappeler l’importance de la culture épidémiologique que nous avons perdue » et nous permettre d’« intégrer mentalement les impacts potentiels d’une catastrophe ». À cet effet, la presse du XXe siècle paraît être une précieuse alliée pour garder en mémoire le passé et penser l’avenir, en prenant garde aux fake news déjà bien nombreuses à l’époque, comme en témoigne cet article paru dans l’Écho d’Alger en octobre 1918.

« Cependant, de tous côtés on se demande : qu’est-ce que ce mal mystérieux qui défie la science médicale et qui fauche des populations entières ? Une rumeur se propage dont je suis obligé de tenir compte : l’épidémie ne serait ni espagnole, ni napolitaine, ni orientale, ce serait bel et bien la grippe allemande. Ce serait l’infection propagée par les démoniaques chimistes boches qui ont introduit leurs bacilles empestés dans les boîtes de conserve, qui en ont parsemé les fruits et les légumes ; c’est pourquoi, dit-on, la Suisse, la Suède, la Hollande, qui recevaient des produits boches en quantité, ont été si fort atteintes ; c’est pourquoi il en est de même pour l’Espagne, où tant de fabriques, tant de négoces fonctionnant sous des firmes espagnoles, sont en réalité dirigés par des Allemands qui ont ici leurs chimistes et leurs drogues, lesquelles furent apportées par des sous-marins ; voilà pourquoi l’Espagne, à son tour, a été la première envahie avec une si terrible violence. »


Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Nejma Omari / Antoine Doucet
Doctorante en littérature française Université Paul Valéry – Montpellier III / Professeur des universités en informatique Université de La Rochelle
Note : les points de vue, les opinions et les analyses publiés dans les articles de la série "Les belles histoires de la science ouverte" n'engagent que leurs auteurs. Elles ne sauraient constituer l’expression d’une position du ministère de l'Enseignement supérieur, de la Recherche et de l'Innovation.