Les auteurs analysent les mécanismes qui pour eux ont freiné les avancées de la science. Ils estiment que la crise induite par l'épidémie COVID-19 est une occasion de réévaluer la manière dont les travaux et les systèmes de communication savante servent le bien public.

L’épidémie de coronavirus (COVID-19) met en lumière de graves lacunes dans la communication scientifique

Le texte ci-dessous est la traduction en français de l’article « The Coronavirus (COVID-19) outbreak highlights serious deficiencies in scholarly communication » écrit par Vincent Larivière, Fei Shu et Cassidy Sugimoto. Il est paru le 5 mars 2020 sur LSE Impact Blog (London School of Economic).

La traduction française a été assurée par Jean-François Nominé et Marc Rubio du Service de traduction de l’Inist-CNRS.

 


 

Alors que la recherche et les réponses des gouvernements à l’épidémie de COVID-19 s’intensifient face à une crise mondiale de santé publique, Vincent Larivière, Fei Shu et Cassidy R. Sugimoto se penchent sur les efforts qui se déploient pour rendre les travaux sur ce sujet plus largement disponibles. Ils font valoir qu’une focalisation exclusive sur les résultats publiés dans des revues de haut rang, principalement de langue anglaise, a freiné les avancées de la science. Ils estiment donc qu’en remettant en avant l’intérêt d’une recherche ouverte sur le virus, cette crise offre l’occasion de réévaluer la manière dont les travaux et les systèmes de communication savante servent le bien public.

Les crises majeures révèlent souvent les normes cachées du système scientifique et mettent sur la place publique des pratiques bien connues au sein de la science. L’épidémie de coronavirus (COVID-19) dévoile une vérité sur la science qui dérange : son système actuel de communication ne répond pas à ses besoins et à ceux de la société. Plus précisément, les circonstances actuelles rendent manifestes deux inefficacités du système : une science fermée par défaut et l’importance excessive prise par une édition d’élite, exclusivement en anglais, indépendamment du contexte et des conséquences de la recherche.

Le 31 janvier 2020, le Wellcome Trust a qualifié le coronavirus de « menace significative et immédiate pour la santé dans le monde » et a appelé « les chercheurs, les revues et les organismes de financement à agir pour que les résultats de la recherche et les données en lien avec cette épidémie soient partagés rapidement et ouvertement pour éclairer les mesures de santé publique et contribuer à sauver des vies ». Au nombre des signataires de cette déclaration figuraient des éditeurs dominants, comme Elsevier, Springer Nature et Taylor & Francis, ainsi que plusieurs bailleurs de fonds et sociétés savantes. Les partisans de cette déclaration se sont engagés à rendre accessibles dès à présent toutes les recherches et les données sur l’épidémie : que ce soit dans des archives de prépublications pour les articles qui n’ont pas encore été revus par des comités de rédaction ou sur des plateformes de revues pour les articles déjà examinés.

« Les articles et les chapitres de livres qui ont été libérés par cette mesure ne représentent qu’une infime partie de la littérature disponible sur les coronavirus »

Il s’agit d’une avancée positive, mais elle ne va pas assez loin pour répondre aux besoins du public. Les articles et les chapitres de livres qui ont été libérés par cette mesure ne représentent qu’une infime partie de la littérature disponible sur les coronavirus. Selon le Web of Science (WOS), 13 818 articles traitent du thème des coronavirus depuis la fin des années 1960. Plus de la moitié (51,5 %) d’entre eux restent inaccessibles. Il est vrai que les coronavirus constituent une grande famille de virus et on peut s’interroger sur la pertinence des travaux plus lointains dans le temps par rapport à l’épidémie actuelle. Cependant, à titre d’exemple, les trois articles qui portent sur le COVID-19 parus dans le numéro du 15 février de The Lancet s’appuient sur 69 articles distincts indexés par le WOS, dont 73,2 % font partie de cette série de 13 818 publications sur les coronavirus. La référence la plus ancienne parmi ces articles remonte à 1988, ce qui souligne le fait que, bien que ce coronavirus soit une nouveauté, la recherche qui s’y intéresse puise dans la longue traîne d’une littérature scientifique souvent verrouillée.

L’intégration de cette littérature scientifique dans des courants de recherche beaucoup plus larges met également en évidence les limites de cette approche. Nos 13 818 papiers sur les coronavirus citent plus de 200 000 références, que ce soit en virologie en passant par le cancer et en santé publique ou encore en génétique et sur l’hérédité (figure 1). Moins d’un tiers de ceux qui sont cités dont nos « articles coronavirus » qui ont repris des informations et s’en sont inspirés relevaient de cette catégorie. Même si tous ceux sur ce sujet venaient à être disponibles, cela resterait insuffisant pour faire face à la crise, vu la nature intrinsèquement interdisciplinaire de la recherche biomédicale. C’est que le périmètre des connaissances scientifiques dépasse tout simplement plus largement celui d’un sujet à lui seul. Si l’on s’en tient à examiner la littérature au travers du prisme assez étroit des articles sur les coronavirus vraiment pertinents pour le COVID-19 uniquement, d’autres travaux qui pourraient s’avérer cruciaux passent sous le radar pour les chercheurs qui se mobilisent. Les traitements des maladies sont souvent le fruit d’associations et d’éclairages nouveaux issus de plusieurs domaines d’investigation. Si le but d’ouvrir la recherche est de faire progresser la science et de servir la société, la recherche devrait être ouverte dans sa totalité, et non en partie.

Figure 1. Pourcentage de références citées par les articles sur les coronavirus, par spécialité des revues citées. Classification des champs et sous-champs de la NSF 1988-2018.

Les incitations à la publication sont un autre aspect controversé qu’a mis en avant l’épidémie actuelle. Au cours de la dernière décennie, les autorités et les institutions chinoises – comme celles de nombreux pays par ailleurs – ont offert des primes directes aux chercheurs selon la revue où ils publient, dans le but implicite d’améliorer le classement international de ces établissements. Publier dans ces revues implique forcément de se conformer à la lingua franca – l’anglais – et sur des thèmes qui importent pour les gardiens du Temple de ces publications, issues de manière disproportionnée d’États occidentaux. Si la diffusion à la communauté scientifique à grande échelle est un objectif significatif, elle ne doit pas se faire au détriment de la diffusion aux communautés à l’échelon local, en particulier celles en lien immédiat avec le sujet d’étude. À cause des barrières de paiement et de l’utilisation de l’anglais, les revues internationales sont souvent inabordables pour ceux qui en première ligne doivent soigner et élaborer les politiques de santé, surtout en temps de crise.

L’épidémie actuelle de coronavirus illustre parfaitement cette carence. Fin 2019, le Centre chinois pour le contrôle et la prévention des maladies (CCDCP) a dépêché un groupe d’experts à Wuhan pour collecter des données sur le virus. Près de trois semaines s’étaient écoulées après que le premier patient présente des symptômes et immédiatement dans la foulée que huit médecins de Wuhan (qui ont ensuite été inquiétés par la police) annoncent sur les réseaux sociaux la contamination d’humain à humain. Les chercheurs ont analysé les données et soumis les résultats, non sans avoir vérifié que le virus se transmet entre humains, aux grandes revues occidentales The Lancet et NEJM, parues respectivement les 24 et 29 janvier. Le 20 janvier, une déclaration publique était diffusée et reconnaissait la propagation interhumaine du virus.

Figure 2. Nombre d’articles de veille sanitaire publiés par des chercheurs chinois dans des revues internationales (WOS) et dans des revues nationales (CNKI). À la suite des épisodes épidémiques de SRAS de 2003, l’importance de la recherche dans ce domaine a augmenté de manière exponentielle en Chine.

En réaction à cela, le gouvernement chinois décrétait que les projets financés sur les coronavirus, y compris ceux du nouveau programme de 1,5 million d’euros de la Fondation nationale des sciences de Chine (NSFC), devraient paraître dans des revues chinoises nationales plutôt qu’internationales, et que l’accent devrait porter sur la maîtrise du virus et le sauvetage des vies. Tout cela traduit une reconnaissance par les autorités chinoises que miser sur la publication dans des revues d’élite ne constituait pas le mode de diffusion des résultats le plus opportun. En parallèle, le ministère de l’Éducation (MoE) et le ministère de la Science et de la Technologie (MoST) publiaient une déclaration commune qui ordonne aux universités et institutions de recherche de limiter le recours aux articles à facteur d’impact et indicateurs assimilés (par exemple, JIF, ESI, etc.) dans l’évaluation scientifique. Le MoST a également stipulé que le nombre de documents ne peut pas être employé comme critère essentiel pour apprécier les performances de la recherche et a interdit la pratique de politiques d’intéressement pécuniaire à la publication. Toutes ces initiatives mettent en évidence une vérité de fond : la société n’y gagne rien que l’on privilégie les indicateurs au détriment d’une diffusion à point nommé des résultats de la recherche aux communautés concernées.

« N’aurait-on pas intérêt pour la santé publique à divulguer les recherches sur ce sujet et toutes les recherches qui pourraient accélérer les découvertes en biomédecine et sauver des vies ? »

Les signataires de la déclaration du Wellcome Trust acceptent de suivre ces principes non seulement pour l’épidémie actuelle, mais aussi pour toutes les situations futures « où un bénéfice significatif se dégage pour la santé publique de faire en sorte que les données soient partagées largement et rapidement ». Cette déclaration établit un lien direct entre la santé de tous et la propagation des résultats : elle fait implicitement valoir que les barrières de paiement sur des revues et les embargos entravent la progression de la science et compromettent le bien-être sanitaire de la collectivité. Toutefois, elle soulève également cette question : où commence un « avantage pour la santé publique » ? Au cours des cinq derniers mois, le CDC, le Centre américain pour le contrôle des maladies a estimé que la mortalité due à la grippe se situait entre 18 000 et 46 000 décès. Cela ne montre-t-il pas l’intérêt de diffuser publiquement les travaux sur ce sujet ainsi que tous ceux qui pourraient accélérer les découvertes en biomédecine et épargner des vies ?

Nous appelons la communauté scientifique – les éditeurs, les organismes de financement et les sociétés savantes – à tenir leur parole. La déclaration du Wellcome Trust est sans équivoque : il faut partager rapidement ce que produit la recherche pour informer la collectivité et sauver des personnes. Si nous saluons, certes, le travail accompli au cours de la présente crise, notre espoir est que les circonstances actuelles serviront de catalyseur au changement. L’administration Trump aux États-Unis, par exemple, envisage un décret présidentiel qui assurerait la gratuité de lecture pour tous les résultats qu’ont permis des budgets fédéraux. De même, la cOAlition S, à l’origine du Plan S et qui réunit des organismes de financement, requiert de la part des projets soutenus qu’ils publient dans des revues en accès ouvert. Bien que nombre de ces bailleurs de fonds aient adopté des politiques d’ouverture, le respect de cette exigence est variable et des embargos interdisent actuellement de mettre la main immédiatement sur les recherches en biomédecine. De nombreux signataires de la déclaration du Wellcome Trust avaient manifesté leur opposition à l’éventualité d’un décret présidentiel et au Plan S. Une contradiction flagrante.

Ces signataires feraient bien d’étendre ces principes à toutes leurs pratiques : rendre la recherche immédiatement disponible et encourager la communication scientifique en direction de tous les acteurs. La réaction de la communauté savante face au COVID-19 a démontré certains avantages à déverrouiller le système scientifique, dont ce torrent d’articles partagés instantanément sur les serveurs de prépublications, la collaboration et la discussion ouvertes entre chercheurs sur les plateformes de réseaux sociaux, et la modélisation accélérée des génomes viraux. Toutefois, cela aura été vain si le système scientifique ne change pas. Nous devons accepter ce que cet épisode de crise montre clairement : offrir un accès immédiat et public à la recherche est impératif pour garantir un système scientifique solide et une société de citoyens éclairés.

 

Note : Cet article donne le point de vue de ses auteurs, et non la position du LSE Impact Blog, ni celui de la London School of Economics. Veuillez consulter notre politique de commentaires si vous avez quelque inquiétude quant à la publication d’un commentaire ci-dessous.

Crédit iconographique : Orda Noel, Deep Breath Respiratory Tissue, via le Wellcome Trust, (CC BY-NC 4.0)

 

À propos des auteurs :

Vincent Larivière

Vincent Larivière est professeur en sciences de l’information à l’Université de Montréal, où il est titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les transformations de la communication savante. Il est également directeur scientifique de la plateforme de la revue Érudit et directeur scientifique associé de l’Observatoire des sciences et des technologies (OST-CIRST).

Fei Shu

Le Dr Shu est chercheur principal à l’Académie chinoise des sciences et de l’évaluation de l’enseignement à l’Université de Hangzhou Dianzi ; il travaille également à l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de l’Université de Montréal en tant que chercheur associé. Ses recherches portent sur la bibliométrie et la communication savante, en particulier sur l’impact des politiques scientifiques sur les activités de recherche.

Cassidy Sugimoto

Cassidy Sugimoto est professeur d’informatique à la faculté d’informatique, d’algorithmique et d’ingénierie de l’Université de l’Indiana à Bloomington. Elle est aussi actuellement en détachement auprès de la National Science Foundation en tant que directrice du programme SciSIP (Science of Science and Innovation Policy). Plus généralement, son secteur d’expertise en recherche se situe dans les domaines de la politique scientifique, de la communication savante et de la scientométrie.