Le Plan S et le libre accès en Amérique latine : entretien avec Dominique Babini

Veille
11/03/2019

L’entretien accordé par Dominique Babini, le 5 février 2019, à Lizzie Sayer pour l’International Science Council (ISC) a été traduit en français. Il porte essentiellement sur les réactions des communautés de recherche latino-américaines face au Plan S. Dominique Babini fait également un point sur les réalisations en faveur de la science ouverte en Amérique latine.

 


L’entretien a été traduit par l’équipe de traduction de l’Inist-CNRS.

Dans la dernière partie de notre série sur le Plan S pour l’édition scientifique et le libre accès en général, nous rencontrons Dominique Babini, la Conseillère libre accès du CLACSO [1]Conseil latino-américain de sciences sociales, pour en savoir plus sur ce mouvement qui est bien implanté et en croissance en Amérique latine [2]NdT : seule la seconde phrase d’introduction a été traduite car la première exprime la même idée reformulée..

 

Pour commencer, je me demandais si vous pouviez nous dire comment vous avez pris part au débat sur le libre accès et pourquoi cela compte pour vous ?

En travaillant en Argentine dans les bureaux principaux du CLACSO — un réseau de 700 établissements de recherche dans 52 pays, principalement d’Amérique latine — nous avons réalisé en 1998 que la publication en ligne par nos établissements membres pourrait nous aider à donner plus de visibilité aux résultats des recherches. Celle-ci permettrait également aux chercheurs et à un public plus large d’offrir des revues, des livres et toutes sortes de publications en libre accès et en provenance de pays où le coût d’envoi d’une version imprimée à l’étranger est plus élevé que celui de l’impression d’un livre ou d’une revue.

Nous avons suscité un débat sur le libre accès aux communications savantes dans la région et, à partir de là, la décision a été prise d’opter pour un modèle piloté par la communauté académique sans frais de publication des articles (sans APC) pour réaliser une transition vers le libre accès concernant les travaux de recherche financés sur fonds publics. Aujourd’hui, le catalogue du CLACSO comprend 2 953 livres en libre accès, et nous nous sommes associés à Redalyc pour permettre à 933 revues à comité de lecture d’être en libre accès. Ces services comptent en moyenne 4 millions de téléchargements par mois, de divers publics, comme l’étude de Juan Pablo Alperin en atteste. La déclaration du CLACSO sur le libre accès au savoir géré comme un bien commun par la communauté scientifique a été votée par les membres du CLACSO en Amérique latine lors de l’Assemblée générale de 2015.

Nous nous sommes impliqués dans les débats internationaux parce que nous avons été invités à décrire des alternatives sans APC ni BPC [3]BPC pour Book Processing Charges : frais de publication des livres portées par les chercheurs de notre région, et parce que certains APC proposés, vu des régions en développement, suscitaient l’inquiétude qu’ils perpétuent en libre accès le système international traditionnel de communication scientifique des décennies passées, les communications étant concentrées dans des « grandes » revues et les indicateurs d’évaluation basés sur celles-ci. Ces revues sont gérées par des partenaires commerciaux dont les marges bénéficiaires sont très élevées et croissantes, payées avec les fonds de la recherche (est-ce éthique ?), et où sont absentes dans leur diversité les contributions des régions en développement, ce qui a un impact négatif sur les systèmes d’évaluation de ces pays.

Pouvez-vous nous situer le contexte du libre accès en Amérique latine en général ? Comment les archives ouvertes sont-elles utilisées ?

Les principaux moteurs du libre accès en Amérique latine ont été les universités publiques et les organisations gouvernementales, sans sous-traitance à des éditeurs commerciaux, comme il est décrit dans le portail Global Open Access Portal (GOAP) de l’UNESCO. Des initiatives menées par des universitaires financées par des fonds publics (Latindex, SciELO, Redalyc) ont aidé les revues de la région à améliorer leur qualité, à adopter le libre accès sans APC et à fournir des indicateurs primaires de libre accès. Les principales universités de recherche telles que l’Université de Sao Paulo, l’Université nationale autonome du Mexique et l’Université du Chili disposent de portails sous OJS (Open Journal Systems) qui diffusent chacun plus de cent revues.

En ce qui concerne les APC, un consortium régional d’autorités administratives, centralisant dans chaque pays les achats de revues internationales au niveau national, a adopté la position en 2017 qu’il était impossible d’un point de vue financier, pour les pays participants, d’élargir le libre accès en payant les APC et a recommandé que les établissements n’accordent pas de subventions pour payer les APC.

Les archives ouvertes ont constitué une priorité pour les politiques et législations nationales de libre accès dans la région. L’Argentine et le Pérou ont voté chacun en 2013 une législation nationale qui impose le dépôt des résultats de la recherche financée par des fonds publics dans des archives ouvertes numériques en libre accès ; le Mexique l’a fait en 2014, et un projet de loi a été déposé au Congrès au Brésil en 2007 et présenté à nouveau en 2011. Des accords conclus entre gouvernements de la région ont également favorisé le développement des archives ouvertes. Les organismes publics scientifiques et techniques de neuf pays (Argentine, Brésil, Colombie, Costa Rica, Chili, Équateur, Salvador, Mexique et Pérou) ont convenu en 2012 de mettre en place des dispositifs nationaux d’archives ouvertes dans chaque pays pour coordonner le financement, la formation et pour renforcer la coopération grâce à La Referencia, un réseau régional fédéré d’archives ouvertes. Celui-ci favorise les accords d’interopérabilité sur son territoire, ainsi que le moissonneur qui recense actuellement 1 431 703 articles évalués par des pairs, mémoires et rapports de recherche en texte intégral. Au niveau international, La Referencia suit les directives d’interopérabilité d’OpenAIRE et est un membre actif de la COAR (Confederation of Open Access Repositories), travaillant avec des réseaux d’archives ouvertes dans le monde entier pour créer un réseau d’archives et des fonctionnalités pour les archives ouvertes de prochaine génération à l’échelle mondiale.

Lorsque la loi sur le libre accès pour la recherche financée par des fonds publics a été adoptée en Argentine en 2013, quelle a été la réaction du milieu de la recherche ? Y a-t-il des leçons à tirer de la mise en œuvre du Plan S ?

Dans le cas de l’Argentine, le ministère des Sciences a d’abord consulté les membres du dispositif national des établissements de recherche financés sur fonds publics pour la recherche, puis a nommé un Comité d’experts sur les archives ouvertes, qui a coopéré, avec le ministère, à l’élaboration de la législation de 2013. Obligation est faite que les résultats de la recherche financée par des fonds publics soient déposés dans des archives ouvertes au plus tard six mois après leur publication. Le Comité d’experts est actif au sein du Système national d’archives ouvertes numériques et évalue entre autres activités les nouvelles archives ouvertes, les demandes de financement, en suivant standards et procédures.

La réaction du milieu de la recherche a été semblable à celle de nombreux autres pays où ont été adoptées des politiques ou des lois sur le libre accès. Les établissements de recherche et les chercheurs soutiennent le libre accès parce qu’il améliore la visibilité des résultats de la recherche, mais cela crée des tensions à l’égard des contrats qu’ils ont signés avec les éditeurs et du besoin de publier dans des « grandes » revues, une priorité pour les titularisations et les promotions. C’est le cas même dans les disciplines qui publient sur des sujets locaux, dans des revues à comité de lecture locales, en langue locale, comme c’est le cas en agriculture, en santé et en sciences sociales, entre autres.

Pour ce qui est de la mise en œuvre du Plan S, nous convenons que les systèmes d’évaluation doivent être examinés au niveau mondial. Vu depuis des pays en développement, cet examen devrait viser à valoriser avec plus de justesse les connaissances produites par les établissements et les pays les moins privilégiés, sous différentes formes et pas seulement dans des revues, et serait une réponse aux préoccupations liées à la recherche et au développement dans le monde.

Maintenant que le Plan S est promu dans le monde entier, à quels éventuels changements vous attendez-vous ? L’Argentine est-elle sur le point d’adhérer ?

Nous sommes d’accord avec la nécessité de « faire du libre accès complet et immédiat une réalité ».

Dans sa version actuelle rédigée par des agences de financement, avec une estimation de 3,3 % des articles publiés dans le monde, le Plan S fait l’effet d’un plan d’accélération pour les établissements de recherche européens les plus privilégiés, qui peuvent payer les APC pour leur communauté de recherche, et sont capables de respecter les exigences du Plan S.

À regarder les programmes internationaux de recherche et de politiques sur les questions prioritaires de développement durable de plus près, nous constatons au CLACSO que le développement d’un système de communication savante mondial, inclusif et participatif en libre accès ne reçoit pas la priorité qui lui revient.

Si le Plan S se veut devenir une proposition globale pour « faire du libre accès complet et immédiat une réalité », alors nous critiquerions l’absence de consultation avec différents acteurs à l’échelle mondiale, dans une diversité de disciplines, de réalités géographiques et institutionnelles, de régions du monde, avant de diffuser les principes et directives de sa mise en œuvre.

Par exemple, nous ne voyons aucun questionnement dans le Plan S quant à savoir si la communication savante doit être un marché ou si elle peut être gérée de plus en plus par la communauté scientifique avec le soutien des organismes de financement de la recherche, comme c’est le cas en Amérique latine. Pourquoi promouvoir les APC dans le monde entier sans même savoir si les éditeurs afficheront des « coûts et des tarifs transparents » et accepteront des plafonds ? Le niveau acceptable d’éventuels plafonds peut varier considérablement d’une région à l’autre.

Le Plan S arrive à un moment où nous constatons une montée des initiatives de libre accès à but non lucratif, nous devons donc nous demander si le Plan S est un moyen d’assurer un rôle prédominant pour les revues avec APC dans le libre accès à l’avenir. Le libre accès revient-il sur le plan mondial à passer d’un modèle lecteur-payeur à un modèle auteur-payeur ? Ou les deux pendant une période de transition ?

En Amérique latine, nous voyons cela autrement. Les communications savantes sont gérées par la communauté savante, qui possède ses propres plateformes de revues et archives ouvertes, et financées par des fonds publics dans le cadre de l’infrastructure publique dont la recherche a besoin. Ce n’est pas un marché, comme le montre la courte présentation « AmeliCA versus le Plan S ».

Les agences de financement du Plan S devraient soutenir ces diverses réalités.

Aujourd’hui, les critères techniques du Plan S favorisent clairement les éditeurs à APC et suivent généralement les standards techniques de l’édition. Même les 1 400 revues labellisées par le DOAJ ne répondent pas d’emblée à tous les critères, comme le montre une étude récente prouvant à quel point peu de revues en libre accès sont conformes au plan S. Comme l’indique cette étude, le calendrier actuel va éliminer les revues sans APC du marché, ne laissant plus que les revues à APC à l’arrivée.

Les archives ouvertes et autres plateformes innovantes devraient avoir plus d’importance dans le Plan S. Toute proposition visant à accélérer le libre accès dans la communication savante à l’échelle mondiale devrait tenir compte des recommandations des bibliothèques d’Harvard et du MIT qui souhaitent que le Plan S fasse un meilleur usage du réseau mondial d’archives ouvertes en libre accès ainsi que des recommandations du rapport COAR sur les archives ouvertes de prochaine génération en faveur d’avancées innovantes dans ce domaine. Comme l’indiquent les réactions de COAR sur le plan S « la nature distribuée des archives ouvertes leur permet de répondre à des besoins et des priorités de niveau local, tout en assurant une certaine viabilité financière, car il s’agit, dans la plupart des cas, de services fournis directement par les établissements de recherche (universités et autres). L’interopérabilité des archives ouvertes aux niveaux régional et international est cruciale pour soutenir le développement des services transversaux entre elles ».

Le Plan S accorde une reconnaissance aux archives ouvertes en raison de leur « fonction d’archivage à long terme et de leur potentiel d’innovation éditoriale », mais il devrait également tenir compte de leur valeur parce qu’elles donnent un accès libre à divers contenus et formats du cycle de recherche, de leur statut distribué, collaboratif et non commercial et de leur capacité à offrir des fonctions d’archives ouvertes de prochaine génération (COAR). C’est notamment le cas en créant des fonctions de révision par les pairs pour fournir des indicateurs destinés à l’évaluation, pour interagir avec les plateformes d’information de gestion de la recherche et pour soutenir la réutilisation des résultats de la recherche. Nous accueillons favorablement les recommandations d’Harvard et du MIT pour la mise en œuvre du Plan S : « nous recommandons que le Plan S élargisse l’option de la voie verte (libre accès via les archives ouvertes), pour la rendre moins onéreuse et plus viable pour les chercheurs. Dans sa forme actuelle, l’option de la voie verte du Plan S est inutilement et même dangereusement restreinte et compliquée ».

En revanche, il est très positif que le Plan S recommande que les éditeurs doivent faciliter le dépôt dans les archives ouvertes.

Les lignes directrices de mise en œuvre du Plan S — et les blogs précédents de cette série — ont souligné la possibilité d’une uniformisation et/ou d’un plafonnement des frais de publication des articles (APC). Quel impact cela aurait-il sur les chercheurs des pays d’Amérique latine ?

Des APC raisonnables pour un établissement de recherche européen ou nord-américain peuvent être inabordables pour un établissement d’une région en développement. Les dérogations sont-elles une solution ? Qui contrôlera si les dérogations sont suffisantes et adéquates pour s’assurer que les chercheurs moins privilégiés publient et ne deviennent pas une stratégie de marketing et d’anticipation à la vente ? Tous les pays en développement ou les établissements moins privilégiés des pays développés ne figurent pas sur les listes de pays qui peuvent demander une dérogation.

D’un point de vue latino-américain, une région où il n’y a pas d’APC, le Plan S accorde un rôle trop important aux éditeurs qui font payer les APC. Est-ce pour ce résultat que nous avons travaillé sur des initiatives menées par des chercheurs au cours des deux dernières décennies ? Préparer les revues des régions en développement à entrer sur le marché du libre accès ? Un marché avec des profits d’un niveau si extrême en raison de la particularité de l’économie de l’édition savante ? Dans un marché où les prix sont définis par un petit nombre d’entreprises, leurs actionnaires accepteront-ils de réduire leur marge à un profit en phase avec les coûts réels ? Le Plan S dispose-t-il des mécanismes nécessaires pour s’assurer que les éditeurs seront rémunérés équitablement pour les services fournis ? Comme le mentionne Martin Eve, le statut juridique des bailleurs de fonds gouvernementaux qui exigent la transparence des coûts des fournisseurs des entreprises n’est pas clair.

Nous sommes d’accord avec le commentaire de Peter Suber sur le Plan S :

« Si le plan veut soutenir les revues en libre accès payantes en réglant des APC, comme il le fait, alors il devrait aussi soutenir les revues en libre accès sans frais ».

Cela aiderait les établissements et les pays moins privilégiés non seulement à accéder aux revues en libre accès, mais aussi à publier dans celles-ci.

Nous devrions nous méfier que l’idée selon laquelle «  le Plan S peut galvaniser les défenseurs à harmoniser leurs efforts pour ébranler le système de l’édition » ne finisse pas par ébranler celui des financements pour que les bailleurs de fonds s’alignent pour abonder une forme de marché fondée sur les APC.

Avec le Plan S, le gros de l’argent va toujours aux éditeurs. Après 20 ans de libre accès, est‑ce un résultat souhaitable ? De notre point de vue, plus d’argent devrait être consacré à la construction et à l’amélioration de l’infrastructure publique pour le libre accès et la science ouverte.

Le débat sur le libre accès — et la possibilité pour le Plan S de restreindre la publication dans certaines revues payantes considérées comme très prestigieuses — remet également en question les systèmes universitaires de recrutement et de promotion, où le facteur d’impact des revues reste considéré comme un indicateur essentiel de la qualité de la recherche. Où en est-on sur l’évaluation en Amérique latine ? D’autres paramètres de mesures sont-ils pris en considération et avez-vous vu de nouvelles approches ?

C’est la réalité du système de promotion académique dans lequel tout le monde est pris au piège. Pour ce qui est de la mise en œuvre du Plan S, nous convenons que les systèmes d’évaluation doivent être révisés au niveau mondial. Pour les pays en développement, ce processus de remise à plat devrait permettre de compléter les indicateurs traditionnels des « grandes » revues par des nouveaux.

Dans le cas de l’Amérique latine, l’UNESCO a financé l’amélioration de la visibilité sur le Web des indicateurs bibliométriques des deux principales bases de données de revues en libre accès à comité de lecture, SciELO et Redalyc, et un ouvrage a été publié décrivant ces indicateurs comme une contribution aux systèmes d’évaluation. Pour autant que nous le sachions, ces indicateurs sont peu utilisés dans les systèmes d’évaluation dans notre région du monde : ils s’en tiennent encore au facteur d’impact des « grandes » revues. Une exception est le Conseil national de la recherche d’Argentine, qui a inclus les indicateurs de Redalyc et SciELO, ainsi que les indicateurs de WoS et Scopus, pour évaluer les revues où les chercheurs en sciences sociales publient.

Le CLACSO est engagé dans une discussion régionale sur l’évaluation qui a commencé il y a quelques années avec le Système d’évaluation des universités d’Amérique latine et des Caraïbes (SILEU), la première phase d’une grande discussion sur l’évaluation dans notre partie du monde.

Accéder à la version originale de l’entretien.

References[+]